Groupe armé de
guitares, les quatre londoniennes
Savages livrent un premier brûlot, Silent
Yourself, entretradition post-punk et parfaite modernité, qui impose le
silence à toute concurrence. They will.
Bloc d’intensité et d’énergie électrique maîtrisée, le
quatuor féminin Savages fait corps comme on le dit d’un corps d’armée,
retranché derrière ses chansons-mantras comme derrière une armure, distillant
depuis un an des concerts incandescents comme en une véritable guerre de
tranchées. La chanteuse et parolière Jehnny Beth explique avoir été inspirée
par « les poésies de Robert
Graves, Sigfried Sassoon, des poètes qui écrivaient pendant la première guerre
mondiale, il y avait une espèce d’énergie de vie dans ces poèmes. Et je
m’interrogeais sur le sens des mots dans ce genre de contexte, un contexte de
guerre. Tout change de sens dans ce genre de contexte. Les mots
« kiss » et « mouth » ont des sens différents, plus nostalgiques,
plus forts dans ce contexte. Et je voulais voir comment cette urgence pouvait
se traduire en quelques lignes dans ces poèmes. Je lisais aussi Henry Michaux,
avec cette idée que les mots pouvaient guérir, qu’ils pouvaient être un remède,
grâce à la répétition, dans le but de se convaincre soi-même grâce aux mots,
comme des mantras. Je faisais aussi beaucoup de méditation transcendantale à ce
moment là et ça a joué sur l’idée de concentration. Et on appliqué ça à la
musique : il fallait tout réduire à l’essentiel. Gemma avait beaucoup
travaillé sa guitare pour ces nouveaux morceaux, mais du coup, elle prenait
trop de place. Chacun devait trouver sa bonne place, ce qui voulait dire que
chacun devait réduire son espace pour en laisser un peu aux autres.
».
Considérant la production comme un processus de réduction,
Gemma Thompson (guitares sciantes), Fay Milton (fûts martelés), Ayse Hassan
(basse Peter Hook) et Jehnny Beth (échappée du combo franco-londonien John
& Jehn) ont apurées leurs influences (Siouxsie & The Banshees, Joy
Division, Birthday Party, Bauhaus) pour offrir une pop noire (nom de leur
label, qui a repéré Lescop avant qu’il ne signe chez Universal), moins
post-moderne qu’ancrée dans la violence sourde de l’époque. Les déjà-hits She
will et Husbands en
litanies-étendards d’une sexualité libérée, affirment avec une inédite
intensité l’espérance d’une nouvelle concentration, la réunion de ce qui a été
dispersé : « On a toujours un
rituel avant de monter sur scène : une préparation physique, un
échauffement, une phrase que l’on répète à chaque fois, de manière à ce que le
monde reste en dehors, qu’on se vide la tête avant d’aller sur scène, et même
avant d’aller en studio. Sinon on se fait envahir, parce que le monde est trop
bruyant. Le monde est trop bruyant. C’est le sens du titre de l’album :
« Silence yourself », parce qu’il y a trop de distractions, et qu’on
n’est jamais disponible pour soi-même. Ces distractions ne nous apprennent rien
sur nous-mêmes. L’idée derrière Savages c’est de se recentrer, de se
concentrer, de concentrer nos forces. Si on est concentrées, on est plus
difficile à choper… ».
La voyant ainsi très à l’aise pour théoriser sa musique, je fais remarquer à Beth qu’il parait qu'il ne faut pas faire l'exégèse de son propre travail, que ça porte malheur. « Peut-être, mais en même temps j’ai toujours été passionnée par les gens qui pouvaient faire ça. L’écrivain de théâtre Edward Bond est le plus grand théoricien de sa propre œuvre. Quand j’étais adolescente, ça me fascinait, je lisais plus ce qu’il avait écrit de théorique sur son travail que ses propres œuvres et j’étais fascinée par comment il se mordait la queue, se contredisait lui-même, se perdait dans sa propre pensée, j’aimais beaucoup ça…" . Je lui demande enfin de m’expliquer ce morceau qu’elles jouent live mais qui n’apparait pas sur l’album, Don't let the fuckers get you down : « C’est un morceau qu’on ne fait que sur scène pour l’instant, mais on le sortira sans doute d’une manière ou d’une autre. C’est un morceau important de nos concerts, mais je ne peux pas le jouer partout. Il faut que ce soit le bon moment. Il y a eu un côté « en guerre » dans Savages, avec cette idée romantique de nouer le monde. Il n’y aura jamais mieux que les premiers moments, quand on était dans la répétition, et qu’on trouvait notre musique. On était juste heureuses, et on aurait presque pu s’arrêter là. Du coup, on était toutes les quatre assez protectrices avec ça. Il y a eu une période où on s’est rendues compte à quel point on pouvait être manipulées, on a du se débarrasser de pas mal de gens, en trouver d’autres. »
Guerrières de la scène, ces amazones confirment la hype
anglaise sur un premier album qui prend à la gorge, ramassé et tendu comme un
arc. Electrique bien sûr.
Version longue d'un article paru dans 3 Couleurs # 111
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