Le quatrième
album de la chanteuse américaine StVincent devrait enfin la révéler à un public
français qui tarde à suivre l’enthousiasme outre-atlantique. Entre pop à
tiroirs et rock de chambre, la musique de St Vincent, virtuose mais toujours
accessible, est la plus intrigantes des musiques populaires d’aujourd’hui.
« Je voulais
faire un album festif que l'on pourrait passer à un enterrement. » :
Annie Clark, jeune (32 ans) chanteuse américaine (résidente à Brooklyn),
œuvrant depuis 2007 sous le pseudonyme de St Vincent, sort un nouvel album portant le nom de sa créatrice, qui affirme
ainsi avoir trouvé sa voix, sa voie, son style, son identité d’artiste
musicienne, singulière entre toutes. Cette pop à la fois douce et violente,
explosive et contenue, rose épineuse picorant du côté de Prince (basslines
maousses et heavy drumkit), Captain
Beefheart (structures tordues et blues acharné) ou Zappa (érudition et
expérimentations), devient parfois « rock de chambre » (la guitariste
virtuose jouant aussi de mille pédales d’effets) ou pop mainstream (mélodies
têtues, entêtantes), quelque part entre Beck et Kate Bush. St Vincent ne doute
jamais de l’intelligence de son auditeur, avec des textes polysémiques, à
tiroirs, étages et tirettes, oscillant sans cesse entre joie et folie, terreur
et pitié, compassion et cruauté. Ambivalente, St Vincent chante de sa voix
tantôt haute et claire, tantôt grave et lourde, comme autant de personnages
tragiques, des histoires singulière ou universelles, schizophrènes ou
mystiques, où chaque chose peut être son contraire, et vice-versa. Ainsi, sur
l’éponyme dernier, une « naissance
à l’envers » (Birth in reverse),
une déclaration d’amour ambigüe (« I
Prefer Your Love to Jesus ») ou la déambulation urbaine d’une
psychopathe (Psychopath) racontent St
Vincent autant que sa rencontre, nue dans le désert, avec un serpent à
sonnettes (Rattlesnake) : seule
au monde, tout le monde, avec tout le monde.
Morceaux choisis d'une récente interview réalisée pour Chro #5 (la dernière question et l'encadré final n'ont pas été publiés)
Hier j’interviewais
le groupe St Michel, et aujourd’hui je rencontre St Vincent, c’est la semaine
des saints pour moi… D’où vient ce nom, St Vincent ?
C’est le nom de l’hôpital où est mort le poète Dylan Thomas,
en 1953. Je l’ai entendu dans la chanson de Nick Cave, There She Goes my Beautiful World. J’aimais l’idée de se réinventer
soi-même : vous pouvez être tout ce que vous voulez, et si vous voulez
être un saint, alors allez-y.
Vous avez aussi dit
que c’était l’hôpital où « venait mourir la poésie ».
Oh, c’était une mauvaise plaisanterie !
J’entends votre
musique comme de la pop psychologique. Comme si vous réfléchissiez consciemment
à l’effet qu’elle peut produire sur l’auditeur. Y-a-t-il une part de manipulation de l’auditeur dans
vos compositions ?
Par le passé, j’intellectualisais beaucoup ce que je
faisais, de manière à pouvoir expliquer comment la lumière et l’obscurité
pouvait être réunies, dans le même emballage. Mais ça sort juste naturellement.
Ce qui a toujours été intéressant pour moi, c’est de faire de la musique pop et
accessible, mais avec des bords, des franges lunatiques. De faire coexister ces
deux aspects. C’est ce qu’on fait tous mes héros : David Bowie, David
Byrne, Nick Drake… Ils ont essayé de pousser au-delà les limites la pop-music.
Vos chansons sont
en effet souvent ambivalentes. Elles me font penser à cette définition de la tragédie
comme un mélange « de terreur et de pitié ».
Plus je fais de la musique et plus ça devient mystérieux
pour moi. En général pourtant, c’est le contraire qui se produit.
Scientifiquement, on devrait pouvoir dire que plus on fait quelque chose, plus
on est capable d’en connaître les résultats. Je trouve la musique mercurielle
de cette manière. Je ne peux pas prédire ce qu’elle va devenir. Je ne m’intéresse
pas à une idée romantique de ce que sont les gens, mais à la réalité
contemporaine, aux nouvelles réponses concernant les gens, comment nous sommes
incessamment en conflit, comment la beauté peut coexister avec le banal, la misère
avec la splendeur. La nature humaine
est un grand sujet que j’aime explorer avec un certain point de vue, qui est le
mien, mais aussi, parfois, celui d’un personnage, d’un narrateur, qui est
lui-même imparfait.
Mais peut-être que la
perfection se tient dans cette ambivalence, non ? Cette présence constante
d’opposés ?
Il y a toujours un équilibre qui est frappant. Je ne sais
pas si cet équilibre peut être considéré comme une perfection. Et la perfection
en musique est sans doute un peu… ennuyeuse.
Vos chansons me font penser à ce texte gnostique, Le Tonnerre, Intellect Parfait, qui fait parler une sorte de déesse, qui pourrait aussi être le Saint Esprit, se définissant de manière ambivalente : "Je suis compatissante et je suis impitoyable", "Je suis sotte, et je suis sage", "C'est moi la permanence et la dispersion"...
En effet, je crois que j'aurais pu écrire ces phrases...
L’ambivalence (encadré non publié)
« C'est le
psychiatre suisse Eugen Bleuler (1857-1939) qui a introduit ce terme et en a
fait le symptôme dominant dans le tableau de la schizophrénie. Il distingue
tout d'abord l'ambivalence dans trois secteurs de la vie psychique : dans
les modalités de la volonté, deux volontés qui s'opposent ; dans la sphère
intellectuelle, affirmation d'une thèse et de son contraire dans un même
discours ; dans la sphère affective, aimer et haïr simultanément la même
personne. Un peu plus tard, cette distinction s'efface pour ne garder que la
manifestation dans ce troisième cas, sphère affective de la vie psychique. Par
conséquent, l'ambivalence désigne la coexistence d'attitudes affectives
opposées vis-à-vis d'un objet, et le plus souvent la coexistence de l'amour et
de la haine pour une même personne (…) » (Encyclopedia Universalis, article de Sylvie Metais)