Entre idéal de pureté et pupilles dilatées, mort et
renaissance, Joy Division et Alain Bashung, les messins Grand Blanc sortent Mémoires Vives, premier album de pop
synthétique, générationnel et ambivalent, où le danger côtoie toujours le
salut. Cette surprise party est une fête noire.
C’est à
Metz, « à l’ombre des cathédrales et
des hauts-fourneaux » qu’ont grandi les quatre membres (la vingtaine
en moyenne) de Grand Blanc. De cette origine, la musique de Benoit, Camille,
Luc et Vincent a conservé plus que l’opposition entre verticalité gothique et
horizon de friche industrielle, (qu’on retrouve dans l’influence de la
cold-wave des années 1980 d’un côté, et celle des grands frères messins, de
l’autre : Scorpion Violente, Noir Boy George, Marietta…), elle a développé
un sens de la dualité qui tient autant des cadavres exquis surréalistes que de
l’harmonieux contraste du yin et du yang. Sur un premier EP (Samedi la nuit) et ces dix Mémoires vives (dont le single Surprise Party), le chant viril, heurté
et plein d’accents de Benoit rencontre celui éthéré, évanescent, plein d’effets
et de débordements de Camille, comme une danse entre angoisse et apaisement,
tension et sensualité. Cette entité vocale quasi androgyne est portée par des
mélodies urgentes, d'évidence pop, et les arrangements électroniques, garage ou
industriels, de Luc et Vincent, entre Indochine et PC Music, Mr Oizo et Nini
Raviolette, Cure et John Carpenter, ouvrant sur le dancefloor des espaces,
des creux, des abîmes, pour laisser les mots surgir.
Peine perdue
Selon
Benoit, parolier : « Le terme Grand
Blanc est évasif, il a une plasticité qui nous convient. Il est proche du blanc
typographique, cette abstraction entre le noir des lettres sur le papier, ce
moment où l’écrit devient image, comme le surgissement de l’image
poétique. ». Ce « surgissement de l’image poétique »
évoquera à certains la définition de Pierre Reverdy : « L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une
comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes,
plus l'image sera forte - plus elle aura de puissance émotive et de réalité
poétique ». Et en effet, les paroles de Benoit, jeune étudiant en lettres, sont
une invitation à lire non pas entre les lignes, mais bien entre les mots
eux-mêmes. Evidence se déploie ainsi
autour des deux syllabes constitutives de son titre « Tu danses / Tant qu’on est en vie », tandis que Summer, summer (« Summer se
meurt » ?) diffuse l’ennui exponentiel des vacances en « Inspire expire import-export c’est le même
air ». Les abonnés absents
fait rimer le lexique des stupéfiants (« Ceux qui perdaient la trace/ Ont retrouvé le fil », ou « Quand mes talons aiguilles / Longent
d’autres artères »), et tout ici joue sur les mots, les sons, leurs
sens, en réseaux et résonnances. « J’écris
à partir d’assonances, d’allitérations, poursuit Benoit. L’écriture par jeux de mots me permet
d’éluder la question de la responsabilité, puisque, en écrivant à partir des
sons, je ne sais pas avant de le faire de quoi je vais parler réellement. »
On
opposera à cette distance prise par l’auteur avec sa production
la vision très noire de la société que ses formules, inspirées,
inspirent : « Casse moi ou casse toi
/ Les temps sont durs », « Tu
te dégonfles, ou tu t’éclates », « Bats-toi si t’es un homme, pousse des portes battantes / N’attends pas
qu’on te donne, coupe dans les files d’attente »… Et en entendant le
refrain de leur chanson Désir Désert,
« Perds tes nerfs / Persévère »,
on ne peut s’empêcher d’évoquer le jeu de mot lacanien « Persévère = Père Sévère », auquel réagit Benoit :
« On ne veut pas trop creuser la
psychanalyse, on se sent plus proche de la psychanalyse « active » des
surréalistes. En gardant ce que tu veux d’une psychanalyse, tu gagnes une
espèce de liberté créatrice. Ce n’est pas une musique ludique à base de jeux de
mots gratuits. Il y a toujours une
volonté qui, avec un peu de concentration, reconstitue ces fragments et donne
du sens à ces hasards. A nous quatre on est un petit inconscient collectif. »
Joie retrouvée
En jouant sur et avec les mots, Grand Blanc n’est pas loin parfois d’un certain mysticisme, son nom traduisant même un idéal de pureté et d’ascétisme, le refus d’une gloire terrestre éphémère ou d’une transcendance illusoire, comme sur Vertikool : « Je reste à l'horizontale/ Pour être droit rien de tel/Pas de prestige pas de vertige/Ce soir je reste à l'hôtel
Le single Surprise Party peut même sonner comme un
constat d’échec (post-) apocalyptique, pour tous ceux qui restent (quand tout le monde est parti) : « Surprise! Parti! / Un jour on rallume et
tout le monde est parti / Les revenants tardent et les regrets nous criblent / Souffle
tes bougies comme les enfants terribles ». Selon Benoit, cette idée de
l’échec d’une transcendance « est plutôt
une lecture catholique. Je ne suis pas très bon indianiste, mais si on pense au
Brahman plutôt qu’à l’au-delà chrétien, au fait qu’il y a un équilibre qui
dépasse un peu le bordel ambiant, Surprise Party a un côté jubilatoire, car c’est clairement une chanson sur la mort
mais aussi, de manière presque bouddhique, d’acceptation. »
Ces hymnes
adolescents mais jamais naïfs opposent plutôt l’apocalypse du quotidien, les
échappatoires pratiques et les paradis artificiels, à un idéal de détachement,
une attention nouvelle au monde, une conscience retrouvée. « Les chansons n’abordent pas vraiment la
question du plaisir, mais au contraire d’arriver à avoir une perception pleine,
elles expriment plutôt plus une insatisfaction à ressentir pleinement. Dans les
années 1970, la drogue était censée aider les gens à toucher la vérité. Ces
années se sont soldées par la guerre contre la drogue, le SIDA, pas mal de
désillusions. Aujourd’hui,
l’irréalité est patente partout : dans les médias, le réseau, les
publicités. Je pense que c’est un besoin assez actuel que de vouloir
savoir quand on est dans le vrai, ou au moins d’avoir un sentiment de réalité. ».
A ce point de lucidité, on parlera en effet plutôt de surréalité et l’album se conclut d’ailleurs par une chanson
intitulée L’amour fou, comme le livre
d’André Breton. Grand Blanc a bien cette « beauté convulsive »,
théorisée par le surréaliste : la beauté d’un geste qui est aussi un
dernier sursaut (beauté du mouvement en même temps que de son expiration), beauté
d’une victoire autant que d’un désastre.
Grand Blanc – Mémoires vives
(Entreprise/Sony Music)
Version longue de l’article paru
dans Trois Couleurs #138
https://issuu.com/troiscouleurs/docs/138-web-simple/68
Bonus (à propos de la chanson Tendresse) :
Vincent : « Avec la chanson Tendresse, on a réussi à créer une sensation d’espace, et comparé à notre EP qui était beaucoup plus brut, on a fait l’album en essayant de laisser de la place à tous les instruments, sans avoir besoin de pousser trop la voix au-dessus des instrus pour qu’on puisse l’entendre. On a même parfois poussé les effets sur les voix, de manière à les rendre un peu indistincte - ce qu’on nous a reproché. »
Camille : « Ben aime bien les trucs assez rythmé, avec
des accents qui rendent le texte plus dynamique, plus fort de sens, et moi
j’avais pour idée de moins respecter une tradition assez française de calquer
le flow de la voix sur le rythme de la chanson. J’ai essayé d’étirer les mots
le plus possible, en essayant d’y fourrer le plus de notes. »
Ben : « Ca équivaut un peu à ce que font certains
dessinateurs de bande-dessinées en colorisant leurs personnages de manière à ce
que la couleur dépasse, déborde les limites de la ligne, du trait. Ici le texte
est complètement dépassé par la musique, il ne contient plus la mélodie.
J’étais hyper content et étonné par ce résultat. »
Camille : « On ne fait pas de la chanson française, on
fait de la pop. La voix qui surplombe la musique est un truc typiquement francophone,
et on rêverait de jouer dans un pays où les gens ne parlent pas français pour
voir si notre musique peut se suffire à elle-même. Elles sont nécessaires, et
l’équilibre entre les deux fait partie de Grand Blanc… »
Benoit : « Ce paradoxe qui ne devrait pas exister, et
qui est complétement artificiel, entre le texte et la musique, est une
projection du même paradoxe entre le fond et la forme dans les textes. Quand tu
morcelles un texte, tu as une écriture avec un sens évident, et une sorte de
peur de perdre le sens. Une écriture esthétique n’est pas censée faire sens,
mais être un mouvement, une coïncidence entre fond et forme qui n’est pas
dissociable. Et en live, c’est encore une autre expérience pour nous : quand tu
chantes, tu ne penses pas tout le temps aux mots, et on voudrait que le public
ne pense pas tout le temps aux mots et à leur sens, de la même manière, autant
pendant un concert qu’en écoutant le disque, mais qu’il puisse avoir une
expérience lacunaire, fragmentaire. »
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