mercredi

The Leftovers – Il ne faut pas souhaiter la mort des gens, ça les fait vivre plus longtemps.



  
Notes faisant suite au premier visionnage de la série « The Leftovers », et de cette conférence au forum des images. http://series-mania.fr/video/leftovers-une-serie-philosophique/

« Il n’y aura plus que ça. La demande sera telle que…  il n’y aura plus que des réponses. Tous les textes seront des réponses, en somme. »
(Marguerite Duras, Lettre pour l’an 2000)

Je crois que « The Leftovers » parle surtout de notre responsabilité dans la disparition de nos proches, et de notre incapacité à assumer cette responsabilité. Dans la série de Lindelof et Perrotta, les 2% de la population mondiale qui ont été « enlevés » ont disparus parce que quelqu’un, à ce moment précis, a souhaité leur disparition, fait le vœu de leur disparition, prié pour leur disparition. C’est la mère exaspérée par les pleurs de son enfant (dans le pilote), celle qui ne supporte plus le stress de la vie familiale (Nora Durst), celui qui ne veut pas avoir un nouvel enfant (Kevin Garvey). Personne ne veut accepter et reconnaître que cette disparition était un vœu exaucé, sauf les « guilty remnants », qui portent en étendard cet adjectif, « guilty » (« coupables »), car ils savent qu’ils sont bien responsables de ces disparitions, parce qu’ils les ont désirées. Leurs actions visent à produire chez chacun la remémoration (l’anamnèse, la perte de l’oubli), de ce moment, ce moment de la pensée mauvaise, de la pensée maligne, tueuse, en vue du repentir, de la rédemption. « The Leftovers » nous fait progressivement deviner et comprendre quelles ont été les mauvaises pensées des individus. Une pensé n’est pas mauvaise, seule la verbalisation de cette pensée peut éventuellement l’être, car elle l’a fait passer de la puissance à l’acte. Dire serait faire. Et pourtant, ici, une pensée, autant qu’une parole, lorsqu’elle est la même pour des millions de personnes au même moment, cette pensée peut tuer (ou faire disparaître).  « The Leftovers » nous fait rentrer dans la tête des gens, nous permet d’entendre ce qui n’a pas été dit : leurs souhaits les plus noirs (voir disparaître ceux qu'ils aiment), qui sans pourtant avoir été énoncés, se sont réalisés.

Fumer permet de rester sur Terre, de ne jamais couper son lien avec la matière : fumer pour avoir un corps, toujours faire travailler son corps (voyez les fous dans les hôpitaux psychiatriques, toujours à demander une cigarette, à la recherche du moindre mégot par terre). Car l’enlèvement (ou le ravissement, plus joli) survient quand on n’a plus de corps. C’est la rupture d’avec la matière, la séparation d’avec nos liens terrestres. Fumer ne tue pas, mais permet de rester vivant plus longtemps (ou en sursis).  Les « guilty remnants » choisissent d’assumer leur culpabilité (jusqu’au sacrifice physique, comme possibilité de rédemption), ils décident de rester sur Terre pour obliger les autres à reconnaître également leur responsabilité, leur culpabilité. Seul moyen de tous partir. Et « The Leftovers » est bien la face sombre de « Lost », en ce sens qu'il ne s’agit plus de « Vivre ensemble, mourir seul », mais de mourir ensemble (ou de partir ensemble, quoique cela recouvre) car cette vie sur Terre est un cauchemar (communauté brisée, solitude, incommunicabilité), et la seule possibilité de communion semble ne pouvoir plus désormais s'effectuer que dans la passion triste, la haine, la violence, la guerre. Il est trop tard pour avoir peur.

Tous les autres veulent continuer de vivre ce cauchemar le plus longtemps possible, en somnambules. Ils survivent, mais ce sont des morts-vivants, ils se sont « endormis dans la mort » (Lettre aux Thessaloniciens, 4:13-18), et vivre n’est qu’un long et lent mourir. Ils travaillent (« soyons désinvoltes, n’ayons l’air de rien »), essaient de refaire leur vie (« move on »), ou accusent ceux qui sont partis d’avoir été de mauvaises personnes, comme le fait le prêtre Matt Jamison. Ces derniers portent sans doute plus que tous les autres la responsabilité de l’enlèvement. Plus est forte l’accusation qu’ils portent, plus doit être forte leur sentiment de culpabilité.

Kevin Garvey est sans doute Job, celui du « Livre de Job » dans l’Ancien Testament. Il a tout perdu, mais c’est l’épreuve que doit vivre celui qui est le plus fidèle à Dieu (Garvey refuse toute nouvelle disparition, son rôle est de maintenir la cohésion sociale, il est au service de la communauté). Plus l’on respecte les commandements de Dieu, plus l’épreuve est difficile. Dans le texte biblique, les amis de Job (comme le prêtre ici) soutiennent l'idée que Dieu étant juste, quiconque connaît un sort aussi peu enviable que celui de Job est nécessairement puni pour avoir désobéi à la loi divine. Job, convaincu de son innocence, maintient que ses souffrances ne pourraient être dues à ses péchés, et qu'il n'y a donc pas de raison que Dieu le punisse. Il refuse cependant obstinément de maudire son nom. Pour cela, à la fin, Dieu exauce le vœu de Job : il lui rend tout (et plus encore) ce qu’il lui avait ôté.

De la même manière, dans « The Leftovers », Dieu (incarné par Holy Wayne), à la fin, exauce le vœu de Garvey, et lui rend tout ce qu’il avait perdu (sa famille). 

La série se termine comme elle a commencé : par une prière qui a été exaucée.

Pour le meilleur, ou pour le pire ? L'exaspération de nos conditions de vie sur Terre sera peut-être la condition nécessaire de notre volonté de la quitter. Cela peut être un projet politique, autant que métaphysique. Il est pour l'instant l'objet d'une fiction, pour nous, ceux qui sont restés.

« Les trois grandes racines spirituelles du pêché :
- L'apparence de la liberté dans la désobéissance aux commandements de Dieu.
- L'apparence de l'autonomie dans la secessio hors de la communauté (des justes).
- L'apparence de l'infinité dans l'abîme vide du mal. »
(Walter Benjamin, Fragments)

jeudi

Catherine Hershey - Ici le coeur


Catherine Hershey​ chante a cappella ou en harmonies vocales, comme renouant avec la fonction liturgique originale du chant, avec la puissance de la parole, de la voix, cette « harpe sacrée » des gospels. Tout passe mieux de bouche à oreilles, et la parole amplifiée perd de sa puissance. « Au-delà des bras » me fait penser à Léon Chestov, qui postule que la foi libère, quand la raison aliène. Il cite Saint Paul, parlant d’Abraham comme celui parti « sans savoir où son chemin le menait ». L'amour est d'abord idiot, et la dévoration, toujours eucharistique : « J'ai pris feu, à tes pieds je me suis allongé. J'ai caressé tes mille peaux, tu as embrassé mes os, et mon cœur idiot. Je suis tombée, affamée. Amour, j'ai voulu te dévorer. »)  ; « La chute » me rappelle l’« Homo Sacer », de Giorgio Agamben, l’homme sacré, exclu de la société romaine, qui peut être tué par n'importe qui, mais qui ne peut faire l'objet d'un sacrifice humain lors d'une cérémonie religieuse. Comme est errante l’âme de celui qu’on a privé de sépulture. Agamben, dans « La communauté qui vient », parle aussi des enfants morts avant d’avoir été baptisés, comme errants dans les limbes. Ces limbes ne sont pas une peine afflictive, comme l’enfer, mais une peine privative : ils sont juste privés de la vision de Dieu, et du coup, sont impassibles face à sa justice. Ils restent innocents, comme éternellement enfants. Cette innocence les rend aussi très sensuels, ou sexuels, comme peut l’être  « Ici le cœur » (là où est le trésor). Catherine Hershey regarde et chante le monde, et l’humanité, avec ces yeux d’enfant, cette voix de l’innocence, et de l’étonnement, mystique, spirituel. C’est la plus belle voix et le chant le plus pur que vous pourrez entendre ces jours-ci, et ce soir, jeudi 9 avril, en particulier, à l'Olympic, pour la soirée organisée par La Souterraine​.

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