Le flâneur parisien
du XIXème siècle promenait spleen et idéal dans les passages parisiens.
Baudelaire a été un tel flâneur poétisant la ville de son regard, guettant
chocs et épiphanies. Walter Benjamin l’a raconté et théorisé. Ils sont toujours
modernes. Promenons-nous avec eux.
Gérard de Nerval promène un homard vivant au bout d’un ruban bleu dans les jardins du Palais Royal - En quoi un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n’aboient pas…". (Laetitia Bianchi, Petites vie des grands hommes)
Spleen et idéal
Le flâneur est à la jonction du spleen et de l’idéal, à la
fois mélancolique devant ce qu’il perçoit
comme une permanente catastrophe, et désireux de retrouver l’aura
perdue, une beauté pré-historique, dans un temps dilaté. De même que le
mélancolique tire son plaisir du chagrin, le flâneur décrit par Benjamin entoure
la triste réalité de la grande ville d’un voile qui le réconcilie avec
elle : « Le regard que le génie
allégorique plonge dans la ville trahit le sentiment d’une profonde aliénation.
C’est là le regard d’un flâneur, dont le genre de vie dissimule derrière un
mirage bienfaisant la détresse des habitants futurs de nos métropoles. »
. Oisif, indécis, ne se sentant chez lui nulle par, ni dans son intérieur
bourgeois, ni dans la foule, il emprunte, borderline, funambule, les passages
parisiens, « intermédiaires entre la
rue et l’intérieur », passages piétons, couverts, perpendiculaires aux
grandes artères, dans lesquelles il peut aller de son pas de tortue. « Qui ne sait pas peupler sa solitude ne sait
pas non plus être seul dans une foule affairée. » (Le Spleen de Paris) : c’est un
marginal, un solitaire, un asocial, qui demeure « à l’écart de toute vie active », se situe dans les « espaces libres », hors des cadres
existants, et qui est rendu par cette disponibilité réceptif au surgissement de
l’événement, à la rencontre, à « l’expérience
vécue du choc ».
Vacance et choc
« Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une
immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant,
dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini. Être hors de chez soi,
et pourtant se sentir partout chez soi, voir le monde, être au centre du
monde et rester caché au monde, tels sont quelques uns des moindres
plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que le
langage ne peut que maladroitement définir. L'observateur est un prince
qui jouit partout de son incognito. » (Baudelaire, Le peintre de la vie moderne). Car le flâneur est distrait, dispersé, vacant, et, promenant sa nonchalance dans la foule solitaire, son
œil imprime les lumières de la ville, les messages des enseignes, la répétition
sans fin des marchandises. A la fois imperméable, distant, protégé par sa distance,
et assimilant d’un seul regard tous les signaux que la modernité lui lance en
rafales, il est le plus à même d’en saisir la « nouveauté », l’événement, l’inattendu. Ce nouveau, « qui fait voler en éclats l’expérience de l’éternellement
semblable » peut être la marchandise elle-même. Mais cette vacance
contemplative, ce regard indifférent, cette attention flottante, c’est aussi la
disposition d’esprit propice à la constitution de « correspondances » : le flâneur devient poète, il guette
les aspects épiques de la vie moderne, il « herborise le bitume », remarque les feux de la ville dans une
flaque d’eau, et romantise le quotidien, pour y découvrir le merveilleux et le
poétique. Une épiphanie, une grâce soudaine, une passante… « Un éclair… puis la nuit ! Fugitive
beauté / Dont le regard m’a fait soudainement renaître, / Ne te verrai-je plus
que dans l’éternité ?» (Baudelaire, A une passante). S’il avait été en 2012, il aurait sans doute
sorti son Instagram.
Walter Benjamin, Sur
quelques thèmes baudelairiens (Œuvres
III, Folio Essais 2000)
Article (amendé ici) publié dans Standard #36, été 2012
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire