dimanche

Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde.

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« Nous ne sommes pas pécheurs que parce que nous avons mangé de l’arbre de la connaissance, mais aussi parce que nous n’avons pas encore mangé de l’arbre de la vie. Pécheur est l’état dans lequel nous nous trouvons indépendamment de la faute.



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L’expulsion du paradis est éternelle dans sa partie principale : elle est donc définitive, la vie dans le monde, inévitable ; l’éternité du processus (ou exprimé en termes temporels : la répétition éternelle du processus) rend tout de même possible non pas seulement le fait que nous pourrions rester durablement au paradis, mais qu’en réalité nous y sommes durablement, que nous le sachions ou non.



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Depuis le péché originel, nous sommes essentiellement égaux dans la capacité de connaissance du Bien et du Mal ; pourtant, nous cherchons précisément là nos avantages particuliers. Mais c’est seulement au-delà de cette connaissance que commencent les véritables distinctions. L’apparence contraire est suscitée par ce qui suit : personne ne peut se contenter de la seule connaissance, mais doit s’efforcer d’agir en accord avec elle. Pour cela, cependant, la force ne lui a pas été octroyée, il doit donc se détruire, même au risque de ne pas obtenir la force nécessaire ; mais il ne lui reste rien d’autre que cette dernière tentative. (C’est aussi le sens de la menace de mort dans l’interdiction de manger de l’arbre de la connaissance ; c’est peut-être aussi le sens originel de la mort naturelle.) Devant cette tentative, il a peur ; il préfère annuler la connaissance du Bien et du Mal (la désignation « péché originel » procède de cette peur) ; pourtant, ce qui s’est passé ne peut pas être annulé, mais seulement troublé. C’est dans ce but que surgissent les motivations. Le monde entier en est plein, même le monde visible n’est peut-être rien d’autre qu’une motivation d’un homme désireux d’un instant de tranquillité. Une tentative de falsifier le fait de la connaissance, de faire d’abord de la connaissance un but.



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Un des moyens de séduction du Mal les plus efficaces est l’invitation au combat.Il est comme le combat contre les femmes, qui finit au lit. »

Franz Kafka – Aphorismes de Zürau

vendredi

Les belles manières - Fishbach, Maud Octallinn, Fantome, Juliette Armanet (Trois Couleurs)



Fishbach, Juliette Armanet, Maud Octallinn, Fantôme : les premiers albums de ces artistes semblent révéler une tendance « maniériste » dans la chanson française actuelle, surtout féminine. On n’entendra pas ce maniérisme comme un défaut, mais un goût affirmé pour le détail, l’interprétation, l’expressivité, la performance vocale. Ces musiciennes, aux sources d’inspiration 80’s assumées (Mylène Farmer, Isabelle Adjani, Desireless, Véronique Sanson) s’éloignent ainsi du naturalisme pour amplifier les expressions et déformer la réalité, vers l’outrance et une singulière folie, douce, dure, ou tendre. Sur « À ta merci »,  intense patchwork de synth-pop noire, Fishbach joue ainsi d’une palette de tons variée, brouillant les pistes entre ambivalence et jeu de rôles social : « Parfois, je joue la chanteuse plus que je ne suis chanteuse. Et selon la chanson, ce n’est pas la même personne qui parle. Ça peut n’être pas moi du tout, ou une jeune ingénue qui a juste envie de danser, ou l’incarnation de la mort, ou quelque chose de plus intemporel, voire même androgyne, asexué. ».

L’ambitus très large de Maud Octallinn lui permet aussi de construire ses mélodies sur plusieurs octaves : « Parfois, ça sonne grandiloquent ou tragicomique, mais c'est aussi une façon de faire co-exister plusieurs personnages/idées au sein d'une chanson ». Sur « En terrain tendre », exploration poétique et psychédélique d’un territoire intime (carte du tendre), autant que deuil vers une renaissance (« Enterre un tendre »), l’interprétation est au service d’une « vision dramatique de la musique qui m'aide à transmettre plus sincèrement mon message. ». C’est ce mélange de lyrisme et de mise à nu qui frappe aussi sur « Nabie », de Fantôme, entre la jeune Regina Spektor (piano et parquet réverbérés) et  Joanna Newsom (mélismes et harpe sacrée), quand Juliette Armanet, sur « Cavalier Seule », joue piano avec les genres (masculin/féminin, variété/indé) et les affects, entre nostalgie et humour noir, romantisme et fantaisie. Ces jeunes femmes ne s’excusent pas d’être là.


Fishbach - À ta merci (Entreprise)
Maud Octallinn – En terrain tendre (La Souterraine)
Fantôme – Nabie (Nuun Records)
Juliette Armanet – Cavalier Seule (EP – Barclay)

Article complet à lire dans Trois Couleurs # 147

Prenez une torgnole rock’n’roll avec El’Blaszczyk (The Drone)




Born Bad réédite les lost tapes d’El’Blaszczyk, OVNI rock’n’roll des années 1990. Yéyés et GRM, Harley-Davidson en mode pétrolette, James Bond in the garage.


-          « Dis chéri c’est chouette ce que tu joues, c’est quoi ? Du rock’n’roll ?
-          Oh tais-toi, tu vas te prendre une torgnole, alors tais-toi ! Tapfex ! 
-          Dis chéri, t’aurais pas vu mon peigne, hein, mon peigne ?
-          Oh tais-toi, tu vas te prendre une beigne, alors tais-toi ! Tapfex !»

Sur un air de rock’n’roll minimal, ce frappant dialogue entre le chanteur El’Blaszczyk et une ingénue jeune fille effarouchera sans doute les associations féministes, ou ravira les « masculinistes » militant pour la restauration de l’autorité maritale (genre SOS Papa). A moins qu’il ne séduise les simples amateurs de fessées érotiques… D’aucun y verront matière à scandale en apprenant aussi l’âge (seize ans !) de la jeune interprète, surnommée Dona Bella par son grand-frère, El’Blaszczyk, ici donc maitre chanteur et docteur ès mandales, baffes, beignes et gifles. 

Mais, too bad, personne ne pourra lui intenter procès : il y a prescription. Cette chanson, fausse publicité pour un appareil permettant de « donner des beignes sans se faire mal aux mains » (le fameux « Tapfex »), a été enregistrée à la fin des années 1990, dans le garage, vraisemblablement, du bricolo-rockeur, avec sa petite sœur donc, qui ne semble pas tellement traumatisée par ces expériences vocales, à en croire les notes du pochette de l’album qui sort ces jours-ci chez Born Bad : « J’ai toujours eu l’habitude des perpétuelles mises en scène de mon frère. Ameublement des pièces de la maison chamboulée pour une séquence de Super 8, un décor, des déguisements, des accessoires pour une séance de photos… la routine ! Actrice, script, cobaye, modèle, doublure lumière… alors pourquoi pas chanteuse ? Magnétos, micros, paroles fraichement tapées, le casque près du pupitre : il avait tout préparé pendant la journée et à peine rentrée du collège, il fallait m’organiser pour caser une prise de voix entre le goûter et mes devoirs, pas le temps de souffler ! »

Cette petite entreprise familiale, d’où est sorti cet improbable mélange de publicité rétro (Flytox ?) et de jerk yéyé (la voix prépubère et gouailleuse évoquant une languissante Brigitte Bardot, ou son ironique imitatrice Monique Thubert) est née dans un « maquis » indéterminé (pas d’info sur l’origine géographique d’ El’Blaszczyk), quand le politiquement (in)correct n’incitait pas encore vraiment à la prudence ou à l’autocensure, et permettait certaines licences et libertés, d’autant plus à tirages très limités en 45Trs. Rejeton minimaliste de Jean Yanne (période « J’aime pas le rock »), les Charlots (ou les Problèmes, quand ils accompagnaient le chanteur Antoine), Henri Salvador, Nino Ferrer ou Jacques Dutronc, El’Blaszczyk  manie aussi l’ironie et l’iconoclastie qu’on trouvait chez Hara-Kiri (pour les inventions phallocrates du prof Choron) ou dans le Canal + des années 1990 (« Groland » pour le côté rock des campagnes, ou « l’Œil du Cyclone », pour l’art du montage et du détournement) avec tendresse et gueules de bois. 

En témoignent sa « Coktailo-thérapie » (Gin-Synthol ou Vodka Petrol-Hahn, ceci pour la gueule de bois) ou sa chanson « Quand tu me caresses » (pour la tendresse), enregistrée cette fois avec Sophia Bellinna, voisine du quartier et camarade de jeu de Dona Bella, et âgée, elle, d’à peine douze ans (!!) au moment des faits : « Quand tu me caresses la glotte, v’la-t-i-pas que j’ai la tremblote / Quand tu me caresses les orteils, chéri, je m’émerveille / Quand tu me caresses les vertèbres, je pousse des grand cris de zèbre. ». Enregistré sur 4 pistes avec une sorte de Farfisa de brocante, une guitare empruntée, et des chambres d’échos poussant les fréquences médium dans le rouge, les chansons-énumérations lancinantes et rimées (richement ou pauvrement) d’ El’Blaszczyk naviguent entre art brut électrique et terrorisme minimaliste (less iz really more), le tout avec un talent certain pour le montage sonore et les fréquences qui énervent (El’Blaszczyk  a étudié un temps dans une classe de création électroacoustique au Conservatoire National de Bordeaux).

Souvent dialoguées façon Gainsbourg (avec ses choristes, ou avec lui-même en ses différentes incarnations), ces saynètes aux références cinématographiques (« James Bond Girls », des petits airs de Michel Audiard), éthyliques (« Cocktailo-Thérapie », donc), souvent médicales (« Piquouze Jerk », « Tentative disco-thérapeuthique », « Hully Gully Neurasthénique », « J’ai pas d’santé », librement et ostentatoirement inspiré par « Je ne suis pas bien portant » de Gaston Ouvrard - « J’ai la rate qui se dilate, etc. »), où les médecins soignent généralement le mal par le mal (curare, venin, arsenic), enfin simplement musicales (le « Something else » d’Eddy Cochran, repris par Johnny Halliday en « Elle est terrible », devenu ici « Elle est horrible »…), ces « quircky lost tapes » enregistrées entre 1993 et 1995 sont présentées par le patron de Born Bad lui-même comme une sorte de graal pour son label : « Je jubilais à chaque écoute et je me suis tout de suite dit que si j’avais fait de la musique c’est exactement ce que j’aurais aimé arriver à faire : une musique bricolée, ludique, et désinvolte, une musique qui ne se prendrait pas au sérieux sous prétexte d’être différente ».

En effet, difficile de ne pas être franchement amusé par ces scènes de films ou de ménages jouées en famille façon « Strip-tease » dans le garage et en Super 8, avec jeux de mots à gogo, accent de vieux titi parigot, et humour au dixième degré, aussi salace que frondeur, aussi obsessionnel que moqueur. Peu entendue sur les ondes dans les années 1990, on espère que cette réédition donnera l’occasion à la voix d El’Blaszczyk de s’élever enfin dans les foyers français, comme d’un vieux poste TSF crachotant, ou d’un de ces énormes talkie-walkie des années 1980, qui inspira la chanson introductive :
-          « Quand je vois une belle fille, je prends mon Taqui Oualqui
-          Et il me dit chérie, toi aussi prends ton Taqui  Oualqui
-          Et alors je déplie, je déplie mon antenne
-          Et alors on se dit, on se dit je t’aime »  (« Taqui Oualqui »).

Peut-être avec ce clip de « Quand tu me caresses », slow de l’hiver 1994, avec incrustations numériques d’époque (!?) et clonage du one-man-band himself, aux divers instruments. Après tout, le son d’un téléphone ou d’un ordinateur portable n’a rien à envier aujourd’hui à celui de nos radios d’hier…


Marc Morvan - The Offshore Pirate (The Drone)


The Offshore Pirate ("Le pirate de la côte") est une nouvelle de 1920 de Francis Scott Fitzgerald, une histoire romantique de jeune femme séduite par un pirate, ainsi qu’une histoire de dupe (SPOILER : le pirate s’avère être l’homme déguisé que son oncle voulait la voir épouser et qu’elle refusait de rencontrer). C’est désormais aussi un très bel album de chansons (en anglais), "sad ballads" délicates, souvent élégiaques, également romantiques, du chanteur et musicien Marc Morvan, qui semble avoir emprunté à l’histoire originale cette idée qu’un bien peut se cacher dans un mal ( "Là où croit le danger, croît aussi ce qui sauve ", pour citer Hölderlin), autant qu’elle évoque sans doute, de manière un peu auto-dérisoire, son statut d’outsider, lointain et insulaire, de la chanson d’ici, et pourtant apte à captiver et capturer les cœurs les plus enfouis.

Il s’en explique : "The Offshore Pirate est le témoin onirique d’une époque où les possibles semblent désormais suspendus à l’action d’hommes de bonne volonté. Face au chaos du monde, certains s’enferment et n’en veulent plus rien apprendre, d’autres au contraire se regroupent et s’engagent. Puis il y a les rêveurs, catégorie à laquelle – il me faut bien l’admettre – je dois appartenir. A ma mesure, j’ai voulu croire encore qu’une mélodie au dessin harmonique solide, offrirait un rempart contre l’absurdité, ainsi qu’un peu d’espoir en ces heures inquiétantes."

Après deux beaux albums de de pop classiciste et élégante, entre Divine Comedy et Magnetic Fields, (l’éponyme 3 Guys Never In et Udolpho en compagnie du violoncelliste Ben Jarry), et un EP (Ophelia, autour du drame shakespearien Hamlet), la voix chaude et douce de Marc Morvan (qui a un peu de la gravité de Leonard Cohen et de la concision de Bill Callahan) revient donc apaiser, à sa manière, les plaies contemporaines en mélodies gracieuses, précautionneuses (étirées, donnant du temps au temps, et à l’écoute), serties d’arrangements de cordes baroques, précieux (au bon sens du terme : façon Left Banke, Nick Drake), en dix titres harmonieux, fortes de la cohérence de l’ensemble.

Derrière cette paix et cette harmonie de surface, les textes des chansons évoquent bien des tourments aussi subjectifs (sentimentaux, existentiels) qu’universels, comme une mer calme peut cacher en ses fonds sous-marins ses monstres mythologiques et tératologiques, poulpes géants, Chtulhu vengeurs, Kraken dévastateurs : "Le Kraken est une créature de la faille et du seuil : il ressurgit lorsque la civilisation prend peur de son reflet dans le miroir, et garde infailliblement le tombeau muet de cette dernière." (Pierre Pigot, Le Chant du Kraken, PUF 2015). Mais l’écoute de cet album procure, comme peu d’autres récemment, de vraies et belles sensations d’apaisement, de plénitude, d’espoir pourquoi pas.

On a posé quelques questions (par mail) à Marc Morvan pour qu’il nous explique cette délicate et efficace alchimie.

Suite de l'article et interview sur The Drone